Extraordinaires femmes ordinaires de la Réunion

Extraordinaires femmes ordinaires de La Réunion

Priska Hoarau

En octobre, une de mes amies a eu la bonne idée de m’emmener visiter une exposition dans les locaux du « Hang’Art » à Saint-Pierre, sur le front de mer. C’était un dimanche après-midi. Nous étions seules ce qui est toujours une très grande chance pour voir des œuvres d’art, pour prendre le temps de tourner à notre guise autour de chaque objet. L’exposition, dans une mise en scène contemporaine et joyeuse, propose un hommage à douze femmes peintres, du 16ème siècle à nos jours. Au milieu de la salle, une installation présente une pyramide de meubles customisés, représentant des visages féminins peints à la manière de Jean-Charles de Castelbajac. Objets et peintures sont réalisés par Priska Hoarau.

L’association Hang’Art410, depuis 2018, a pour projet de promouvoir « l’art, un territoire à partager ». Dans cet objectif est publié un ouvrage, « Le Carnet » dont la conception et la direction sont assurés par Sophie Hoarau qui met en relation un écrivain et un plasticien. Dans ce cadre, Priska Hoarau a eu la chance de rencontrer Colette Pounia, théoricienne de l’art, qui donne aux spectateurs quelques clés magiques pour entrer dans la démarche de cette exposition intitulée « Stratégies de survie ». L’exposition ferme ses portes le 23 décembre 2021.

Priska Hoarau veut  mettre en lumière des femmes peintres qui ont eu à mener de rudes combats pour se faire accepter en tant que femmes dans un monde majoritairement -pour ne pas dire exclusivement- occupé par des hommes. Être femme et peintre est une première difficulté. Ce qui anime aussi Priska dans son désir de nous faire connaître les femmes qu’elle nous offre à rencontrer, c’est de nous montrer que ces femmes ont eu, dans leur vie privée, de nombreux autres obstacles à surmonter. Leur peinture est donc acte de résistance, nécessité de résilience. Il s’agit de créer pour survivre. Ainsi, Artémisia Gentileschi, artiste du 16ème siècle, très inspirée par l’œuvre du Caravage a été violée dans son enfance, ce qui est aussi le cas de Niki de Saint Phalle. D’autres, telles qu’Adèle Ferrand -la seule ayant vécu à La Réunion-, sont des exilées. Ainsi Elisabeth Vigée Le Brun, aristocrate fortunée, doit quitter sa demeure et ses œuvres, chassée par la révolution de 1789 et doit fuir et se réfugier à travers toute l’Europe et même en Russie. Tamara Lempicka, née en Pologne et mariée à un Russe est chassée par la révolution d’octobre. Loïs Mailou Jones est la première femme noire américaine admise par la société des artistes de Washington. Plus tardivement, Kara Walker, noire américaine -elle aussi-, doit s’imposer simultanément autant comme femme plasticienne que comme noire dans un monde essentiellement blanc. Berthe Morisot et Mary Cassat, toutes deux, se montrent féministes avant l’heure pour être reconnues comme artistes à part entière par les impressionnistes. Enfin, Frida Kahlo doit surmonter ses handicaps physiques liés à un accident tandis que Georgia O’Keeffe lutte contre la dépression et que Yayoï Kusama affronte, dès l’enfance, des troubles psychotiques.

C’est donc dans ce projet bicéphale que Priska Hoarau s’est lancée : défendre ces femmes à double titre. Il faut dire que Priska a une solide culture artistique. Elle a étudié l’histoire de l’art dans le cadre de ses études -un CAP/ BEP de dessin publicitaire au lycée Paul Hermann. Mais depuis cette période lointaine, elle se passionne pour ce sujet, regarde des vidéos consacrées à l’art sur « Youtube » ou des documentaires sur toutes les chaînes possibles.

Qui est-elle ?

Priska a 51 ans et vit à Saint-Pierre dans le quartier de Joli Fond où elle tient une boutique de couture. Elle est indépendante et sa petite entreprise se nomme « Col’ Chic ». Lorsqu’elle ne coud pas, ne crée pas de vêtements pour les autres, elle peint ou achète de vieux meubles qu’elle rénove, ou aménage la très jolie case créole qu’elle occupe et dans laquelle chaque détail est pensé et réalisé avec soin et avec goût.

La famille de Priska, que ce soit du côté paternel ou du côté maternel, est une famille de créoles blancs… avec quelques petits métissages lointains malgaches et malbarais. Ses grands-parents paternels étaient des propriétaires terriens assez aisés. Elle les a peu connus car ils sont morts jeunes. En revanche, sa grand-mère maternelle a joué un très grand rôle dans son goût pour l’artisanat, l’art et la couture. En effet, celle-ci fabriquait des chapeaux, cousait, brodait des jours de Cilaos, réalisait des tapis mendiants[1]. Elle travaillait aussi comme femme de ménage au crédit agricole. Priska, enfant, adorait aller chez sa grand-mère qui lui a enseigné tous ses secrets et c’est elle qui lui a offert ses premiers pinceaux.

A Terre-Sainte où ils vivent,les parents de Priskasont très travailleurs. Son père possède une entreprise et est conducteur d’engins. C’est un homme strict qui a à cœur de transmettre à ses cinq enfants les mêmes valeurs de travail et d’indépendance. Il considère que filles et garçons doivent pouvoir vivre de leur travail. La mère de Priska est couturière et travaille comme retoucheuse pour diverses boutiques. Parallèlement, elle crée aussi des vêtements pour la jeunesse.Elle est aussi très attentive à la réussite de ses enfants et les oblige à beaucoup lire.

La petite Priska est une enfant très timide, très réservée. Elle a un cheveu sur la langue et bégaye. Ces défauts ont duré, malgré les efforts des orthophonistes, jusqu’à ce qu’elle ait vingt ans. C’est grâce à un instituteur très généreux que la petite fille peut apprendre à lire. Comme il a lui-même un enfant qui a du mal à acquérir une lecture fluide, il est très sensible au problème. Il a installé un piano dans la classe, se sert d’un accordéon et enseigne les lettres de l’alphabet aux enfants en difficulté à l’aide de petites comptines. Cet instituteur a à cœur d’aider tous les enfants qui sont mal à l’aise à l’école. Il les prend sous son aile, les accompagne, les aide. Il a joué un rôle majeur dans l’épanouissement de la petite fille qui déjà à ce moment-là se met à dessiner. C’est ainsi qu’elle remporte un premier prix de dessin dans les petites classes. Même lorsque Priska change d’enseignants, le maître dévouécontinue à suivre ses progrès. Après l’école primaire, Priska intègre le collège des Tamarins qui ne lui laisse pas de souvenir marquant, ni en bien, ni en mal. Elle est un peu trop sauvage pour se faire beaucoup d’amies.

Après le collège, elle se révèle -comme nous l’avons vu- au Lycée Paul Hermann en section dessin publicitaire. Cette période est passionnante pour elle : tout lui plaît, tout l’intéresse même l’émulation entre les différents élèves, triés sur le volet, à partir d’une sélection interne. Ce qui la fascine, c’est de constater que lorsque l’on donne un sujet à réaliser, en peinture ou en dessin, chacun des participants produit un travail différent et c’est en observant ces différences que Priska s’enrichit, découvrant sa propre créativité et se donnant le droit à l’expérimentation.

Dès la fin de ses études, elle trouve du travail dans une imprimerie comme dessinatrice-maquettiste. Son travail l’épanouit. Comme elle est très ambitieuse, elle se forme à la photogravure car ce métier est mieux rémunéré. L’équipe de photogravure la soutient, la guide et lui apprend les ficelles du métier.

Plus tard, Priska a des enfants et comme son compagnon décide de s’investir dans la gestion d’un hôtel à Saint-Pierre, elle choisit de travailler avec lui pour l’aider. Au bout de quelques années, épuisés par un travail qui ne leur laisse que peu de liberté, ils passent à autre chose, se séparent et changent d’activité professionnelle. C’est difficile de vivre seule : c’est une lutte constante puisqu’il faut assurer sur tous les fronts, mais Priska est courageuse. Elle ouvre alors un petit atelier de couture après avoir fait une étude de marché et constaté que ce genre d’activité manque dans le secteur. Elle est épaulée par deux employés.

Elle déménage, achète une maison à Joli fond et se met à peindre de plus en plus régulièrement. Elle fait plusieurs expositions (à la mairie annexe de la Ravine Blanche, à la galerie d’art du Journal de l’île, au restaurant chez Nico à Basse-Terre, au restaurant l’Ostéria à Saint-Pierre…) elle participe aussi à plusieurs expositions collectives (Identité/diversité en 2015 ; Diversité/Kréolité en 2016 ; Kréolité Terre-Sainte en 2017 et Ôbleu. Je rêve d’une terre bleue comme une orange en 2021)

Priska travaille beaucoup, sans relâche. Elle est aussi très organisée et inventive. C’est ainsi qu’elle crée ses modèles de vêtements et qu’elle les expose dans des showrooms. En outre, elle organise des événements et notamment des mariages dont elle assure la décoration.

Pour elle, se faire reconnaître en tant qu’artiste est un combat. Il est très difficile de vivre de sa peinture et c’est la raison pour laquelle elle garde son entreprise de couture. Pourtant, elle a confiance : les retours sur ses expositions sont bons. Cette dernière exposition de femmes l’a épuisée, mais elle en est fière. Elle me raconte comment elle a travaillé chaque tableau : elle s’est d’abord immergée dans la biographie de chacune des peintres puis elle s’est entourée de photographies ou de portraits de chacune d’elle. A partir de ce matériau, elle n’a pas voulu faire quelque chose de « ressemblant » mais quelque chose d’inspiré. Elle voulait saisir une impression, une sensation, des émotions. D’une manière générale, elle a abandonné le travail à l’huile car elle y était allergique. Désormais, elle varie les médiums : craie, pastel, acrylique, fusain.

Dans sa vie privée, Priska est très sociable, a des amies avec lesquelles elle adore aller écouter de petits concerts, comme au café de la Gare. Elle est aussi impliquée dans la vie associative, particulièrement les associations qui concernent les femmes, mais aussi les associations de son quartier car elle aime s’occuper des enfants, leur apprendre à faire un peu d’artisanat, à créer des savons, des bougies, leur faire découvrir le plaisir du dessin, de la couleur.

Priska a deux enfants, désormais adultes tous les deux. Ce sont de grands voyageurs qui vivent bien loin de La Réunion : entre Paris et Londres pour sa fille, entre le Canada, l’Australie et le Japon pour son fils. Même s’ils sont loin d’elle et qu’elle les voit peu, elle est heureuse de leur avoir transmis legène de la curiosité et de l’indépendance.

 

[1]Patchworks locaux

Brigitte Finiels

Novembre 2021