Saint Martin…

© Elie Bernager

 

C’est un petit cimetière sur la route qui monte de Flic en Flac vers Quatre bornes, ces villes mauriciennes à la consonance délicieusement poétique qui font le régal du million de touristes qui fréquentent les plages tant vantées de l’île.

Je ne sais pas si Saint Martin est le nom du lieu-dit ou d’une ancienne propriété sucrière alentour aujourd’hui disparue (il n’y en a plus que trois dans tout le pays). Munavvar n’en sait pas plus que moi. En tous les cas, c’est le nom du cimetière. Je trouve que cela sonne bien : cimetière Saint Martin. Peut-être que cela rend la mort moins difficile de savoir que l’on sera enterré là-dedans. Mais j’en doute, évidemment. Le cadre est bucolique, vraiment. Comme dans tous les cimetières du pays, celui-ci est divisé entre plusieurs confessions : musulman, hindouiste, chrétien….  Et tout ce que l’on peut imaginer dans ce pays où le sens de l’altérité est la chose la mieux partagé.

Mais Saint Martin a une particularité qui le distingue des autres, il a un carré juif. Oh, pas un grand ! Un tout petit, avec une centaine de tombes. 128 exactement….

Munavvar, qui m’accompagnait ce jour-là, était journaliste au Mauricien, l’un des deux plus grands quotidiens du pays. Comme beaucoup de ses compatriotes, elle a entendu parler de l’existence de ce cimetière sans en connaître exactement les raisons. Mais je comprends. J’ai pris la route qui passe devant Saint Martin des centaines de fois durant mon séjour à Maurice, et je ne me suis jamais arrêté. L’idée de visiter ce cimetière me semblait sans doute le comble de l’ennui.

En effet, la communauté juive est réduite à Maurice, une cinquantaine de personnes peut être. Si quelques-uns ont la nationalité mauricienne, la plupart sont des conjoints de nationaux ou des expatriés installés ici depuis quelques années. Lorsqu’il y a un mort, le corps est automatiquement rapatrié dans le pays d’origine. Non, rien qui puisse expliquer l’existence de ces tombes juives.

En réalité, celles-ci nous ramènent à la « grande » histoire, celle de la seconde guerre mondiale,  l’époque où le peuple juif était pourchassé et massacré en Europe, une époque honteuse.

Il s’agit d’une histoire triste, ou peut être pleine d’espoir, enfin un peu des deux comme souvent le sont les belles histoires.

Maurice n’a pas participé à la seconde guerre mondiale. Quelques un de ces citoyens se sont engagés dans l’armée britannique, d’autres dans la résistance française comme le poète Loys Masson, traqué par l’occupant, mais pour l’essentiel, le pays fut à l’écart des principaux théâtres d’opération.

La petite île souffrait de la faim et de diverses privations, du fait du blocus engendré par les sous-marins allemands et de la disparition des échanges avec La Réunion, « l’île sœur » passé sous l’orbite pétainiste. Mais rien de notable à signaler.

Rien de notable, sauf un événement, un seul : l’arrivée d’un bateau. Sur une île, c’est normal, un bateau qui arrive, c’est même fait pour ça une île, ça justifie aussi l’existence des bateaux.

Celui-ci avait pour nom l’Atlantic et contenait plus de 1500 personnes, toutes juives et issues de villes comme Prague, Brno, Berlin, Munich, Danzig…. Ils étaient slovaques, allemands, autrichiens, polonais et, pour la plupart ne se connaissaient pas avant d’embarquer. 150 d’entre eux étaient même apatrides. Jusqu’à la fin des années 30, les nazis n’ayant pas encore décidé de l’extermination des juifs, il était encore possible, à condition de laisser tous ses biens et de payer, de quitter l’Allemagne et les pays occupés par celle-ci.

C’était en tous les cas l’idée de Berthold Storfer. Son nom est inconnu du grand public, pourtant, cet homme a sauvé des milliers de vies. Riche financier de Vienne, né à Czernowitz en 1880, il a travaillé avec Adolph Eichmann. Il était donc considéré comme un collaborateur nazi par les milieux juifs même s’il a fait tout son possible pour sauver la vie d’un maximum de ses coreligionnaires.

En 1939, il profite du rapatriement forcé sur le Danube de 140 000 citoyens de souche allemande de Bessarabie (actuelle Moldavie) en vue de coloniser la Pologne occupée pour affréter quatre bateaux afin de transporter plusieurs centaines de personnes vers la Palestine.  Même si comme beaucoup de juifs d’Europe de cette époque-là, Storfer n’était pas sioniste, ce territoire lui semblait le plus accueillant pour ses malheureux.

Le choix des passagers fut l’objet d’un débat houleux entre Storfer et le mouvement sioniste. Ceux-ci voulaient des jeunes gens en bonne santé, capables de bâtir le futur état juif. Storfer, lui, voulait sauver des familles.

Ce sont finalement 3600 personnes de tous âges et de toutes origines qui réussirent à embarquer sur trois vieux navires rouillés sans eaux courante ni électricité. Ces gens-là connurent bien des péripéties et finirent par être refoulés par les autorités britanniques devant Haïfa. Un des bateaux fut même coulé par la Haganah entrainant 260 personnes dans la mort.

Une partie des survivants – 1584 exactement – furent embarqués de force sur l’Atlantic et envoyés à Maurice, territoire britannique à l’époque. Ils y vécurent dans une prison tout le long de la guerre, nouant des relations limitées mais cordiales avec la population locale. Mais les conditions de vie étaient difficiles. Une partie des détenus, 128 donc, y laissèrent leur vie, victimes de maladies comme la typhoïde ou des fièvres tropicales agissant sur des organismes affaiblis par des séjours à Dachau, les privations de toutes sortes, l’effroyable voyage et le stress d’une vie carcérale. Les autres, qui comptaient 60 bébés et enfants supplémentaires, ne quittèrent l’île que le 11 août 1945, le Franconia les emporta vers leur destination d’origine, le futur état d’Israël.

Storfer n’eut pas cette chance. Arrêté et déporté à Auschwitz, il fut fusillé en 1944, finissant de façon tragique sa longue route avec le diable.

 

 

Christophe Cassiau-Haurie
5 mai 2020.

 

Cette histoire a inspiré deux ouvrages : un roman de Nathacha Appanah, Le dernier frère et un documentaire historique de Geneviève Pitot, The Mauritian Shekel : The Story of Jewish Detainees in Mauritius, 1940-1945.

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