Nouvelle : De clous, de papiers, des souvenirs
Par Céline Huet l Illustrations. Sandrine Nany
Dans son arrière-boutique, sur les étagères poussiéreuses, entre les savons noirs invendables et quelques boites de graisses vides à recycler, mon grand-père entreposait, rangeait, entassait des petits papiers au gré, me semblait-il, de son humeur. À part moi, son gâteau-patate, et premier petit-fils, personne ne pénétrait dans ce lieu sombre, ni ne s’intéressait aux objets qui se fondaient dans le décor : les bouts de ficelles, les statues aux bras cassés, aux têtes fêlées, les paniers en osiers pleins de vis rouillées et de mouchoirs jetables souillés par le temps, ou encore les surprises agréables ou pas, comme les bib, les araignées séchées suspendues à un fil presque invisible.
Même ma grand-mère ne s’y risquait pas, elle laissait son homme se débrouiller dans son nid de poussière avec ses cliques et ses claques. Les claques, je me suis souvent demandé ce que c’était. Quant aux cliques — et à cause du bruissement sourd des vagues quand je retournais leurs contenants — pour moi, cela représentait les clous et pointes de différentes grosseurs rangées dans des moques quigoz. Une manie de jeunesse, période heureuse où grand-père exerçait le métier de cordonnier. J’aimais retirer le couvercle des moques ondulées, puis déverser leurs contenus sur la planche où je m’asseyais, les midis, pendant les vacances, pour manger.
Dans la masse argentée, je plongeais mes doigts, même si ça piquait un peu. Je m’amusais lorsqu’il fallait remettre ensuite les clous dans leurs moques. Mon grand-père me tendait alors un aimant en forme de u majuscule et ils se levaient tous au garde-à-vous, les clous. Et les vis égarées dans la masse de pointes. À mon commandement, comme une grappe de moutons hérissés, ils se tassaient contre l’aimant. À pleine main, je les descellais, et les larguais, observant la pluie de ferrailles fatiguées tombant dans les moques comme des soldats tombés à la guerre. Occupé à faire vivre ou mourir un monde inanimé, imaginaire, j’étais libre. Je pouvais recommencer mon jeu autant que désiré ; mélanger les caisses, les clous, les pointes, les vis. Tant que je m’amusais, son sourire m’assurait qu’entre grand-père et petit-fils la colère ne s’immisce pas.
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