objet : Sainte-Marie
le 27/01/2021
Ma chérie,
Me voilà donc à Sainte-Marie depuis trois jours et j’ai l’impression que cela fait bien plus. Je n’ai pas bougé de mon bungalow, sauf ce matin rapidement pour aller dans la « capitale » m’acheter une casquette.
Comme je le prévoyais la connexion est épouvantable et, de toute façon, la plupart du temps, je suis dans l’eau ou sur une chaise longue au bout d’un ponton et je n’ai pas mon téléphone avec moi. Si tu as des choses particulières à me dire il vaut mieux que tu m’écrives des messages WhatsApp.
Sainte-Marie… un de mes endroits préférés à Madagascar, un endroit dont je me suis privée longtemps et dont je t’ai privée pendant ton enfance, de peur que tu n’attrapes le méchant paludisme (falciparum) qui sévit là-bas. Mes parents en revanche n’avaient pas les mêmes craintes et lorsque j’avais 10 ou 12 ans nous y sommes allés de très nombreuses fois. Ton grand-père auquel j’ai rendu visite juste avant de partir m’en a parlé avec des trémolos dans la voix…
Cela pour te dire que, mis à part quelques week-ends rapides, il y a trois ou quatre ans, je n’y avais plus mis les pieds. Aussi maintenant se superposent les images de mon enfance avec celles d’aujourd’hui. Et d’un aujourd’hui très particulier puisque la Covid a chassé les touristes de Madagascar.
Sur l’île, dans mon enfance, il n’y avait que cinq voitures et deux ou trois hôtels. L’aérodrome était juste une piste barrant d’une cicatrice grisâtre un tapis vert fluo. On y arrivait en Twin et nos bagages étaient déposés dans l’herbe. C’était tellement plus dépaysant que de passer par une construction en béton.
Pour se rendre à l’hôtel ou à Ambodifototra, à l’époque vide de tout commerce, on prenait une piste en terre rectiligne et étroite, bien ravinée à certains endroits. Aujourd’hui les voitures, et surtout les tuk-tuks fleurissent, et la piste légèrement élargie et goudronnée est devenue une route. Les hôtels ou chambres d’hôtes se sont multipliés, les commerces aussi ; la « ville » a doublé ou triplé son nombre d’habitants et de hideuses bâtisses en dur ont vu le jour.
Sauf… sauf… que les hôtels sont fermés (mis à part deux d’entre eux), que les commerces attendent désespérément le client, que les tuk-tuks sont rangés sagement en épis sur la place formant une ligne d’un jaune poussin. On ne voit qu’eux et on se demande de quoi vivent leurs conducteurs assis à côté sur le trottoir attendant le miracle d’un client envoyé par le ciel. Au royaume de la Belle-au-bois-dormant, chacun a été pris de sommeil au milieu de son geste. Il en est de même ici : les commerçants s’épongent le front à l’entrée de leur boutique, les bateaux du port sont aussi immobiles que les tuk-tuks, les vieux vazahas du café fixent les fesses des filles qui passent dans la rue. Pour eux, rien ne change, Covid ou pas. Ils restent figés dans leur contemplation béate pour l’éternité.
Il parait qu’hier il y a eu cependant de l’animation et j’ai loupé la scène : un Français ayant un poste un peu important (directeur d’une école ou d’une banque car, oui, il y a à présent des banques ici !), assez jeune et vêtu élégamment est revenu de La Réunion où il a été bloqué pendant assez longtemps. Ceci explique qu’il n’était pas au courant du sérieux du port du masque à Ambodifototra et surtout de la sanction en cas d’oubli. Donc, le voilà qui sort, le nez au vent. Un policier, ravi de l’aubaine qui lui permettait une parenthèse d’activité au milieu de sa condamnation au sommeil, bondit et lui ordonne…de balayer la rue ! Car, en effet, les peines ici consistent en des travaux d’intérêt général et je trouve que c’est une excellente idée. Donc voici le vazaha balayant la poussière en maugréant et les badauds sortant leur téléphone pour immortaliser la scène car il est vrai que pareil spectacle est assez rare !
Petite parenthèse ici pour te dire que le mot « masque » n’est pas utilisé à Madagascar. On s’attendrait à ce qu’un mot malgache lui soit préféré. Point du tout ! Alors un mot français à peu près synonyme, « cache-nez » peut-être ? Nenni ! les Malgaches préfère inventer un mot français jusque-là inexistant dans notre dictionnaire : le « cache-bouche » est donc né et il est assez bien nommé finalement car beaucoup portent le masque sous le nez. Je suggère aussi « cache-menton » qui décrit encore plus fidèlement les habitudes !
À l’hôtel je suis seule. Triste pour l’hôtel et ravie pour moi : une paix royale. Je dors, je mange, je nage, je lis, voilà mes seules activités. Je ne vais pas au-delà du ponton. L’eau y est tiède et transparente. Pourquoi irais-je ailleurs ? Je suis entrée dans l’univers de la Belle-au-bois-dormant moi aussi et l’immobilisme s’est emparé de moi… Deux chiens me suivent et m’imitent, dormant lorsque je dors, me surveillant lorsque je me baigne, réduisant leurs mouvements au minimum. Même les crabes veillent à ne pas trop se fatiguer : ils se contentent de surveiller les alentours en faisant pivoter leurs yeux mobiles…
La malédiction s’abat à nouveau sur moi. Je sens un sommeil irrépressible s’emparer de moi. Je t’embrasse
objet : Sainte-Marie encore
le 30/01/2021
Alizée chérie,
Le temps s’écoule de manière étrange à Sainte-Marie. Au bout de 3 jours j’avais l’impression d’y être depuis 10 jours et à présent que le retour se rapproche à grand pas, je jurerais être arrivée la veille.
J’espère que tu vas bien, que tu supportes l’isolement dans lequel les mesures prises par le gouvernement français vous a plongés. Ici, une fois sorti d’Ambodifototra, personne ne porte de masque – et pour cause – les distanciations sociales sont plus que largement respectées !
C’est aussi l’un des derniers endroits à Madagascar où l’on ne porte pas de casque en moto, où l’on ne met pas sa ceinture de sécurité. Quel bonheur ! Oui, je sais ce que tu vas me dire, toi, occidentalisée jusqu’au bout des ongles, respectueuse des lois, appréciant les règlements qui nous protègent de l’anarchie. Et tu as raison, cent fois raison. Il n’empêche que moi qui suis si peu téméraire en moto, qui roule comme un escargot en voiture, j’aime ne pas avoir de casque, j’aime ne pas me préoccuper de la ceinture, j’aime ce brin de fausse liberté mâtinée d’anarchie !
Toutefois c’est une satisfaction bien légère et bien passagère (je ne suis allée qu’une fois en voiture dans la capitale…) au regard de tout ce qui me désole et dont je me suis aperçue jour après jour : le lagon a été dévasté, il ne reste plus que quelques minuscules poissons rescapés de la pêche. Les bouteilles en plastique en revanche ont fait leur apparition et je n’ose imaginer leur nombre quand les touristes sont présents dans l’île. Je n’ai vu aucune holothurie – ce sont des sortes de boudins noirs que l’on trouvait à profusion sur le sable aux endroits où l’on a pied. Ces holothuries ne sont pas très esthétiques mais leur rôle dans la biodiversité est important. Les Asiatiques en raffolent : soit ils sont venus les ramasser, soit la population a appris à les consommer. Enfin, parlant avec le propriétaire de l’hôtel d’un dugong que j’avais vu en plongée il y a 25 ans peut-être, il m’a dit, amer, que c’était probablement le dernier car il avait été péché peu de temps après par les villageois et depuis personne n’en avait revu.
Tout ceci m’a tellement attristée que je n’ai mangé le poisson que me proposait l’hôtel que pour ne pas les obliger à penser à des repas végétariens difficiles à préparer dans une île qui manque de légumes. J’avais l’impression, à chaque bouchée, de participer à la désertification des ressources halieutiques…
La mer n’est pas la seule à être touchée : les orchidées d’un violet tirant sur le noir qui poussaient exclusivement sur l’île aux nattes et ont disparu. Des imbéciles de Tana ou des étrangers les ont ramassées pour tenter de les faire pousser ailleurs bien que tout le monde leur ait dit qu’elles ne poussaient que sur cet îlot.
Quant aux derniers vestiges historiques de l’île – les restes du fort bâti par la Compagnie des Indes orientales, l’église dont l’autel en fonte fut offert par l’impératrice Eugénie, le cimetière des pirates avec ses tombes émouvantes – les habitants s’en moquent éperdument et les laissent se dégrader. Personne ni à l’école, ni ailleurs, ne leur a appris leur histoire, comment pourraient-ils s’intéresser à des vieilles pierres qui ne leur parlent pas ?
Bonne nuit ma chérie, je t’embrasse fort.
- Hier soir je suis allée goûter à la nuit en marchant au bord de l’eau. Des lumières blanchâtres se déplaçaient çà et là au milieu du lagon : les pécheurs nocturnes. Je me suis rappelée la beauté des flammes lorsque, il y a encore peu de temps, ils s’éclairaient au flambeau. On avait l’impression que des feux flottaient sur la mer. J’ai eu un peu honte de mes regrets en imaginant les difficultés que cela représentait pour les pécheurs…N’importe, c’était magique. Alors j’ai levé les yeux vers le ciel : la voute céleste inchangée était traversée d’étoiles filantes. J’ai pu ainsi faire une liste de vœux…
objet : Sainte-Marie toujours
le 03/02/2021
Je pars demain avec regret. J’étais si bien dans le silence et l’immobilisme, si bien dans l’eau transparente dont la température avoisinait celle de mon corps. Toute préoccupation avait disparu de mon cerveau. Des pensées éparses, sans qu’aucune ne soit chargée d’anxiété ou d’interrogation me traversaient telles ces poissons qui passaient rapidement devant mon masque et allaient se perdre dans le bleu de l’océan.
Une tentation passagère de m’installer ici m’a frôlée mais je suis trop citadine pour m’habituer à cette vie. Qui fréquenterais-je ? Les Samariens sont sympathiques mais trop loin de ma culture pour que je puisse vraiment échanger avec eux. Sûrement pas ce vieux vazaha qui attache son chien jour et nuit et que je rêverais d’enchaîner à sa place. Ni cet autre qui a monté une épicerie à l’entrée d’Ambodifototra et finira confit dans l’alcool qu’il vend. Encore que ce dernier doit avoir des choses intéressantes à raconter. Punaisée au mur de sa gargote en falafa que le grand méchant loup soufflerait d’un coup, non loin d’un cafard que je lorgnais avec méfiance et dégout, une photo de lui, jeune, avec…Picasso ! J’allais repartir avec ma bouteille d’eau minérale (il ne doit pas en vendre souvent) mais je me suis ravisée, curieuse :
– C’est bien Pablo Picasso sur cette photo ?
Il s’est gonflé de fierté :
– Oui, c’est lui ! je le connaissais bien ; il habitait pas très loin de chez moi à Vallauris. À l’époque j’avais un atelier de poterie. Je fabriquais entre autres des assiettes en céramique. J’étais connu. J’ai eu la visite de Joséphine Baker, de Jean Marais…
Et voilà qu’il se met à me raconter des anecdotes sur Picasso ! C’est bien le dernier endroit au monde où je m’imaginais avoir ce gente de conversation. Puis une matrone est arrivée, c’était sa femme, une Samarienne bien en chair et souriante.
Je les ai quittés, rêveuse. Il n’est pas rare que l’on trouve ici des étrangers au parcours de vie pour le moins insolite. On ne sait pas trop comment ils sont arrivés à Madagascar. Je me plais à les imaginer rejetés par la marée sur une plage, tel Jean Laborde à la suite de son naufrage ! La comparaison s’arrête là : la suite est généralement moins brillante !
Je t’appelle en rentrant. Je t’embrasse.
Par Hélène VERNON
Illustration de Sabella Rajaonarivelo
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