objet : souvenirs de famille
3/3/ 21
Ma chérie,
J’ai donc déjeuné hier avec papa. J’avais décidé de l’interroger sur la famille et j’avoue que j’ai passé un excellent moment. C’est une mine de renseignements. Il suffisait de le questionner… Bien sûr j’avais des anecdotes relatives aux uns et aux autres. Je savais que mon arrière-grand-père paternel était arrivé à Madagascar au moment de la colonisation, qu’il avait exploité le graphite, mais tout cela était resté un peu vague. J’ai demandé à ton grand-père de me raconter ce qu’il savait de sa famille dans l’ordre chronologique. Il m’a surtout parlé de l’arrière-grand-père prénommé Christian, le tout premier qui s’engagea dans l’armée et fit partie de l’expédition de Madagascar. Il raconta maintes et maintes fois à son fils Jean-Philippe les détails de cette expédition. À mon tour aujourd’hui de les recueillir et de te les transmettre.
Christian était né en 1875 ; il s’engagea dans l’armée lorsqu’il eut 20 ans et mit le pied à Madagascar un an plus tard en 1895. Rien n’a filtré de son voyage en bateau, des conditions dans lesquelles cela se fit mais en revanche il a raconté en détails la descente sur Tananarive. L’armée française avait donc décidé d’arriver à Madagascar par la côte ouest et de débarquer à Majunga comptant sur l’effet de surprise. En effet les Malgaches étaient persuadés qu’ils arriveraient par l’Est, côté Tamatave. À l’ouest de Tananarive il n’y avait de toute façon aucune route reliant la capitale à Majunga. Les Français avaient tout simplement l’intention d’en construire une.
Dès le début Christian raconta que tout alla de travers. L’expédition, soi-disant pensée dans les détails, alla de cafouillages en cafouillages. Le matériel pour construire la route n’arriva pas sur le même bateau que les voitures Lefèbvre. Les voitures en question étaient des sortes de charrettes en aluminium prévues pour être attelées à des mulets. Très solides elles transporteraient le matériel et les vivres. À leur tour les voitures n’arrivèrent pas en même temps que les mulets. Et les mulets pas en même temps que les convoyeurs algériens prévus pour les diriger.
Les pontons prévus par l’armée pour faire débarquer les animaux se brisèrent dès les premières vagues pourtant pas très fortes. Les mulets et chevaux durent rejoindre le rivage à la nage. Beaucoup furent blessés. On mit donc en place par la suite des palans qui tractèrent des filets dans lesquels furent chargés les mulets. Christian raconta dans quelle panique se fit le débarquement des animaux et des marchandises, décrivit la plage jonchée de colis éventrés qui contenaient des vivres, des médicaments, de la nourriture pour les chevaux et même des armes. Tout cela était abîmé par l’eau de mer, un vrai gaspillage.
Puis commença alors la construction de la route. Il est bien dommage que Christian n’ait pas tenu un journal mais sont parvenus jusqu’à son petit-fils et du coup jusqu’à nous deux quelques récits qui font froid dans le dos.
Au fur et à mesure qu’ils avancent, il voit les hommes autour de lui terrassés par la dysenterie. Il y a des morts tous les jours. Mais cela est prévu : l’armée a emmené des aumôniers pour les derniers sacrements ! Avec lui il y a son meilleur ami, Antoine. Un matin Christian le retrouve brûlant de fièvre, il se met à délirer, réclame sa mère, demande qu’on le ramène chez lui, juste derrière la colline qui se trouve à sa droite… C’est une crise de paludisme. Tout le monde connait les symptômes. On lui fait prendre de la quinine, la fièvre baisse légèrement mais repart de plus belle quelques heures après. Finalement on le charge sur une voiture Lefèbvre et il est évacué sur la petite île de Nosy Comba où en vitesse un sanatorium a été mis en place. Christian saura plus tard qu’Antoine s’en est sorti de justesse et a été rapatrié en France, avec des séquelles neurologiques.
Les jours et les semaines passent, les hommes ont l’impression de faire du surplace : la construction de la route est particulièrement difficile, donc lente. Les morts du palu et de la dysenterie ne se comptent plus. Les voitures Lefèbvre sont conçues pour être utilisées en terrain plat. Le relief tourmenté de cette partie de Madagascar ne leur convient pas. Les mulets ne peuvent pas les tracter. Les hommes déchargent une partie du contenu des voitures. Harassés, ils abandonnent parfois leur chargement.
Souvent les bras des charrettes métalliques cassent. Alors les soldats s’en servent comme baignoires !
Christian, au milieu du parcours, souffrira de dysenterie mais heureusement, les médicaments seront efficaces et il se remettra assez vite. Cette expédition ne se déroule pas du tout comme il l’avait imaginé : il y a un vague affrontement avec des Merina du côté de Maevatanana mais sinon le lourd armement qu’ils trainent ne sert à rien. Le combat essentiel que les Français mènent est un combat contre les maladies.
Je sais qu’à partir de Maevatanana, la construction de la route est abandonnée. L’armée a perdu un temps bien trop important et s’ils trainent encore la saison des pluies va arriver et ils seront paralysés. Une colonne légère est formée. Les voitures Lefèbvre sont abandonnées.
Christian fait partie de cette colonne légère toutefois rien ne m’est parvenu de la prise de Tananarive. Il racontera simplement à son fils à quel point il avait été surpris et séduit par la capitale, par ce palais de la reine encadré de magnifiques maisons de briques, toutes orientées de la même manière.
Pendant son court séjour d’environ une année en 1896, il fait la connaissance d’une très jeune femme Malgache. Elle a 18 ans, elle est ravissante. Elle fait partie de l’entourage proche de la reine Ranavalona III. Elle s’appelle Raketaka. Mais je n’ai pas plus de renseignements sur elle, ni sur la manière dont leur histoire s’est terminée. Papa m’a dit que des bruits selon lesquels elle avait eu un enfant avaient couru mais il n’en sait pas plus.
Christian rentre donc en France au cours de l’année 1897. Il racontera son voyage en filanzana[1] pour se rendre à Tamatave où il doit prendre le bateau. Le trajet dure 8 jours ; quatre porteurs sont nécessaires au filanzana. Six autres pour les divers bagages et pour relayer les premiers lorsqu’ils sont fatigués. Les porteurs passent dans des endroits effrayants, à l’extrême bord de falaises à pic, sur des troncs d’arbre transformés en ponts de fortune qui enjambent les rivières. Christian parle aussi d’un énorme crocodile, surgi des eaux boueuses du fleuve Mangoro qui sème la panique. La nuit, les moustiques ne lui laissent pas de répit et parviennent à passer au travers des moustiquaires et même des textiles épais.
Lorsqu’ils arrivent à Tamatave, un cyclone s’abat sur la ville. C’est la première fois que Christian est confronté à un cyclone : il dit qu’il ne fait plus la différence entre la mer devenue « folle » et l’eau qui tombe du ciel. Il est logé dans une maison en bois dont le toit s’envole. Tous les occupants fuient. Divers objets méconnaissables zèbrent le ciel ; d’autres, plus proches le frôlent : des marmites, des chaises, un lit d’enfant sont devenus des projectiles dangereux et il pense sa dernière heure arrivée. Il se réfugiera dans un arbre.
Ma chérie, je te raconte la suite demain ; je dois sortir. Je t’embrasse.
objet : souvenirs de famille ( suite)
7/3/ 21
Ma chouette,
Tu te souviens, c’est ainsi que je t’appelais lorsque nous habitions à Montréal, expression favorite des Québécois lorsqu’ils s’adressent à leurs petites filles ! Cela m’est revenu aujourd’hui parce que j’ai passé du temps au téléphone avec Charles Chouinard, tu te souviens, c’était le proviseur !
J’ai eu la nostalgie de notre rue d’Outremont enneigée. Quelle profusion de lumières le soir et même toute la nuit. Quel gaspillage et en même temps quel réconfort ! Je me souviens des intérieurs des habitants, visibles la plupart du temps. Pas de rideaux, pas de volets. Ils semblaient dire : « réchauffez-vous déjà en nous regardant ».
Charles se demandait quand nous pourrions nous revoir. C’était juste une formule de politesse et d’affection : il sait bien que ce ne sera pas possible avant un bon bout de temps. Mais cette simple phrase m’a déprimée. J’ai répondu un peu sèchement qu’on se poserait la question un autre jour. Le pauvre n’a pas dû bien comprendre ma réaction ! Les cas de Covid se multiplient ici. Pour le moment toujours pas de vaccination prévue…
Mais revenons à Christian, ton bisaïeul et mon arrière-grand-père, réfugié dans un arbre tandis que les éléments se déchainent autour de lui ! Une fois le cyclone passé il rentre en France, à Lyon. D’après ce que m’a raconté papa mardi lorsque nous avons déjeuné ensemble, il ne semble pas qu’il ait eu d’abord l’intention de retourner à Madagascar mais il fait deux rencontres qui vont être déterminantes pour lui et par conséquent pour nous aussi car elles expliquent comment la famille se trouve aujourd’hui à Madagascar.
Au cours d’une soirée chez des amis il fait la connaissance d’une jeune fille qui s’appelle Marthe. Il la demande en mariage. C’est une véritable histoire d’amour. Marthe a perdu sa mère lorsqu’elle était enfant, ne s’entend pas avec sa belle-mère. Elle ne cesse de reprocher à son père d’avoir épousé cette femme. Elle ne rêve que d’une chose : partir loin d’eux.
Peu de temps après leur mariage, Christian croise la route de Victor, un homme d’une quarantaine d’années. Les deux hommes sympathisent. Victor raconte à son nouvel ami qu’il vient de Madagascar. Christian s’exclame qu’il connait bien ce pays. Il raconte dans quelles circonstances il y est allé. Victor lui apprend qu’il a obtenu une concession du gouvernement français à une vingtaine de kilomètres de Moramanga et qu’il y a planté des hévéas. Dans le passé Victor a travaillé plusieurs années en Indochine dans une plantation d’hévéas. Il connait donc bien ces arbres : il faut 4 ans pour qu’ils puissent être « saignés » et produire le précieux liquide caoutchouteux. Trois ans se sont déjà passés ; le moment arrive où il faudra embaucher de la main d’œuvre, organiser les récoltes et les exportations ; il cherche un associé et Christian lui parait être la personne idéale. Marthe presse son mari d’accepter et les voilà tous deux, aux environs de 1900, je pense, repartis pour la lointaine colonie.
Les débuts dans le pays vont être désastreux. Marthe est enceinte mais va accoucher à 6 mois d’un enfant mort-né. Puis c’est Victor qui va tomber malade : une forme grave de paludisme auquel il succombe après plusieurs mois de souffrances. Avant de mourir Victor, qui n’a pas d’héritiers, a mis ses parts de la société et le terrain d’Andranobe au nom de Christian.
Le problème c’est que Christian comptait sur les connaissances de Victor ; certes il a appris pas mal de choses mais néanmoins il n’est pas à l’aise avec ce qui touche à la culture. Christian sait démonter un moteur, le réparer, le remonter ! C’est ce qu’il aime faire…
La chance va enfin sourire au couple : en 1905 nait Jean-Philippe, mon grand-père maternel, décédé en 1980. La même année les travaux entrepris par la France pour la construction de la voie ferrée Tana-Tamatave vont mettre à jour à deux pas d’Andranobe, un gisement de graphite très prometteur : de grosses paillettes, une teneur en carbone incroyable avant même le traitement. Christian n’hésite pas, il laisse les hévéas et se lance dans l’exploitation de ce minerai. Il commence avant même d’avoir un client. Mais il a raison puisqu’il trouve, dès les premiers sacs de graphite sortis, des acquéreurs.
Au fil du temps, il va parfaire sa connaissance du graphite, engager des ouvriers, monter une véritable usine, mettre en place une petite centrale électrique. Marthe et lui sont heureux. Seul point sombre : ils voudraient d’autres enfants mais n’y parviennent pas. Les années passent. Jean-Philippe dirige à présent l’exploitation tandis que ses parents ont pris leur retraite et partagent leur temps entre Tana et la côte est qu’ils aiment particulièrement. En 1942, il rencontre Fantine, ma grand-mère que je n’ai pas connue, et l’épouse. En 1945 nait mon père, Gérard.
Petite anecdote que tu connais sans doute mais que j’ai plaisir à rappeler : la naissance de Gérard ! Fantine est terrorisée à l’idée d’accoucher à Tana. Ses amies lui font remarquer que les sages-femmes malgaches sont très fiables, qu’il y a aussi un excellent docteur vazaha mais elle s’entête et embarque sur le paquebot Maréchal Galliéni, seule (Jean-Philippe reste à Madagascar) alors qu’elle avoisine les 7 mois de grossesse. Une tempête secoue violemment le bateau. Elle perd les eaux. Le commandant du bateau sait qu’il y a un médecin parmi les passagers. Il va le chercher. C’est un très jeune homme, terrorisé face à la responsabilité qui lui incombe. Il rassure comme il peut Fantine, lui raconte qu’il a déjà accouché une vingtaine de femmes. Le bateau tangue, Port Saïd est encore loin. Le jeune docteur n’est pas loin de tourner de l’œil, il n’ose pas avouer qu’il a le mal de mer. Il se fait aider de deux passagères. L’accouchement se passe sans complications ; quant au bébé, pourtant prématuré, il est en forme et ne nécessite aucun soin particulier. Les passagers, lorsque la mer est redevenue calme, fêtent la nouvelle au champagne. Quant au médecin, il se remet de ses émotions avec un double whisky. Puis il va rendre visite à la jeune mère qu’il trouve souriante dans sa cabine : « J’étais si sotte d’avoir peur ! » répète-t-elle à qui veut l’entendre. C’est à ce moment-là que le médecin ose lui confesser qu’en réalité c’était son premier accouchement !
Fantine éclate de rire et lui demande son prénom. Il s’appelle Gérard et c’est ainsi qu’elle prénommera mon père en souvenir de ce médecin…
La suite à plus tard, ma chérie ; je dois aller travailler. Je t’embrasse.
objet : souvenirs de famille toujours
10/3/ 21
Ma chérie,
Me replonger dans les souvenirs de famille et travailler m’aident beaucoup en ces moments où le monde semble être sur pause, tel un lecteur DVD. Aucun projet n’est possible. Les semaines d’attente se sont transformées en mois et les mois sont devenus une année. Il semble qu’en outre, nous devions, nous à Madagascar, abandonner tout espoir de nous faire vacciner. La colère et l’inquiétude rongent les gens ici, Malgaches ou étrangers. Nous entendons tout et son contraire…comme en France d’ailleurs !
J’en reviens à mon récit, cela vaut mieux que de ressasser. J’avais donc laissé Jean-Philippe en 1945 à Andranobe, dans son exploitation près de Moramanga. Fantine et le bébé le retrouvent. Les mois passent. Le graphite se vend bien. Le petit Gérard est un enfant gai et robuste. L’avenir semble souriant.
Tout à ses activités Jean-Philippe ne se rend pas compte de la colère qui monte chez les Malgaches au lendemain de la seconde guerre mondiale à laquelle beaucoup d’entre eux ont participé. Ils réclament leur indépendance. Christian et Marthe sont bien plus lucides. Inquiets, en parlent à Jean-Philippe qui hausse les épaules. Il ne voit pas d’inconvénient à ce que Madagascar retrouve son indépendance. Sur le plan politique, c’est un doux rêveur car la France en 1947, n’est pas encore prête à renoncer à ses colonies. Face à ce refus les Malgaches, notamment du côté de Moramanga, vont réagir par une violence qui n’aura de comparable que celle de la répression exercée par l’armée française.
En ce début du mois de mars 1947, Christian et Marthe qui se rendaient sur la côte Est, ont fait une halte à Andranobe pour voir leur fils sur l’exploitation. Fantine et le petit Gérard ne sont pas là : ils sont restés dans l’appartement que le couple possède dans la capitale. Christian et Marthe ont décidé de rester une nuit avant de reprendre la route direction Tamatave. Mais voilà que Christian est pris d’une épouvantable rage de dents. Les antalgiques ne font aucun effet. La douleur est si forte qu’il ne se sent pas capable de conduire. Marthe a son permis mais, depuis quelques années, elle a des problèmes de vue et hésite à prendre la voiture pour de longs trajets. Jean-Philippe décide donc de les accompagner au plus vite à Tana afin que son père puisse consulter un dentiste.
Cette rage de dents leur sauvera la vie. Le lendemain toute la région de Moramanga s’embrase. La plupart des Européens seront assassinés. La répression par l’armée française sera terrible. Beaucoup de Malgaches se cachent dans la forêt de peur d’être arrêtés et exécutés.
Jean-Philippe et Fantine, prennent la décision de ne plus retourner à Andranobe, traumatisés par les événements. Et c’est ainsi qu’ils monteront à Tana une imprimerie.
La suite, tu la connais !
Je voulais te dire que je suis ravie que tu travailles sur l’époque Napoléon III et que tu participes à la mise en place des décors pour la série qui va être tournée. J’ai traduit des documents relatifs à La Castiglione il y a trois ans. Si je peux t’aider…
Je t’embrasse fort.
[1] Chaise à porteurs
Par Hélène VERNON
Illustration LEONIE HAUTDECOEUER
2 commentaires