ActualitéExtraordinaires femmes ordinaires de la Réunion

Brigitte Malet

Brigitte Malet a 62 ans. Elle est née à Saint-Benoît et vit aujourd’hui au Guillaume Saint-Paul.

Les deux grands-pères de Brigitte étaient frères. Et toute sa famille se considère comme « Yab[1] ». Elle n’a pas connu ses grands-parents paternels car ils sont morts bien avant sa naissance. En effet, sa grand-mère est décédée alors que son père était bébé et tétait encore le sein : il n’avait que neuf mois. Son grand-père s’est remarié et entre ses deux mariages, il a eu cinq enfants. Toutefois, dès l’âge de neuf ans, son père s’est retrouvé complètement orphelin. Toute la fratrie a alors été séparée et répartie dans la famille. Le père de Brigitte en a gardé un très mauvais souvenir : il était le souffre-douleur de sa nouvelle famille et corvéable à merci. Il ne cessait pas de pleurer. Cette tragédie originelle a eu pour conséquence de faire de cet homme un dépressif chronique. Comme il a été engagé comme militaire très jeune, il a été envoyé d’abord en opération pendant la période d’occupation de Madagascar, puis il a fait la guerre en Indochine. Cela n’a pas arrangé les choses : il est resté tourmenté et malheureux.

En revanche, les grands-parents maternels de Brigitte ont joué un rôle fondamental dans sa vie car ce sont eux qui se sont occupés d’elle lorsqu’elle était toute petite. En effet, sa mère qui avait déjà un enfant, a rejeté la petite fille qu’elle trouvait « insolente » et dès l’âge de huit mois, l’a confiée à ses parents. Cette période de sa vie est une parenthèse enchantée, un moment de grâce pendant lequel elle se sent protégée, aimée, entourée, en sécurité. Comme ses grands-parents habitent à la Plaine des Palmistes et que le paysage lui présente de hautes montagnes imposantes qui semblent ménager la place à un nid, un berceau, entre leurs grandes pattes, elle fait le rapprochement avec ses grands parents qui, comme les hauts sommets, lui font une place douillette au creux du lit, entre eux deux !

Ce grand-père tendre était retraité. Il avait travaillé pour la DDE et avait participé à la construction de la route de Cilaos. Pendant toute la période de la construction de la route, la famille avait vécu dans l’îlet de Peter Both. C’est là que sa mère avait vu le jour. Quant à sa grand-mère, comme la plupart des femmes de l’île à cette époque, elle avait consacré sa vie à son foyer et à ses enfants. Ces grands-parents ont joué un rôle fédérateur pour toute la famille : tant qu’ils ont été en vie, ils ont rassemblé enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants donnant lieu à des journées réconfortantes de réunions et de partage : cousins, cousines, tout le monde jouait, aux cartes, aux dominos, au loto quine ou bien toute la troupe d’enfants divaguait dans les bois, dans une très grande liberté.

Dans sa famille, tant du côté paternel que du côté maternel, la question du métissage est taboue. C’est elle, Brigitte, qui fera des recherches en « France » pour découvrir ses racines et à l’occasion d’une exposition au musée Léon Dierx dont l’intitulé est « tous cousins », elle découvre que toute sa famille a une ancêtre commune : la Malgache Louise Siarane. Bien que Brigitte soit blanche aux cheveux blond vénitien, elle comprend ainsi l’origine de ses boucles drues et de ses lèvres épaisses.

A l’âge de six ans, Brigitte retourne vivre chez ses parents. Sa mère est secrétaire, son père aide-soignant à l’hôpital. Même si tout se passe assez bien, elle a perdu la douceur qu’elle avait trouvée chez ses grands-parents : elle n’est pas très à l’aise à la maison.

Heureusement, il y a l’école. Brigitte s’y sent bien et elle est une excellente élève. En effet, son grand-père l’avait bien préparée, lui avait appris tout un tas de choses qui lui permettaient de s’intégrer rapidement et de comprendre les attentes de l’institution. A l’école, elle est dans son élément, devient déléguée de classe, déjà attirée par les responsabilités et le sens du «collectif ». Elle choisit d’ailleurs de s’orienter dans une filière « sanitaire et social » au lycée technique du Tampon.

A l’âge de seize ans, sa mère décide de la marier avec un homme plus âgé parce que celui-ci est professeur et Zoreil[2] de surcroît, ce qui est pour la famille un gage de sécurité ! Brigitte pense qu’elle aura été une des dernières filles de sa génération à laquelle on aura imposé ce type d’alliance, sans consentement. Mais, en effet, avec ce mari fonctionnaire et surrémunéré[3], elle vit dans une jolie maison, a une femme de ménage, un jardinier. Deux ans après son mariage, elle a un premier fils. Mais tout ne se passe pas comme dans un conte de fées à la maison. Son mari n’est pas heureux, a des problèmes psychiques, fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Au même moment, sa mère meurt et Brigitte se retrouve obligée de devenir un peu la mère de substitution de toute sa fratrie. Elle continue cependant ses études mais le fardeau est lourd. Elle décroche son BEP et demande le divorce. Obtenir un divorce lorsqu’un conjoint est malade est difficile. Grâce à un avocat, elle obtient cependant un divorce à l’amiable. Mais les difficultés commencent : mariée très jeune, elle ne s’est jamais occupée de gérer les comptes, n’a pas de ressources propres. Elle se retrouve donc dans une pension de famille, avec son fils âgé d’à peine un an.

Elle trouve finalement un travail de secrétaire à la SAFER, société d’aménagement foncier et d’établissement rural. Elle y gagne bien sa vie, devient déléguée syndicale, active et dynamique, à la CGTR. Dans cette pension de famille, elle rencontre un jeune homme qui deviendra technicien de laboratoire. Ils se marieront plus tard et elle aura deux filles.

Mais Brigitte a la bougeotte. Elle demande une disponibilité et décide d’aller en France avec ses enfants. Elle me fait remarquer qu’elle n’aime pas employer le mot « métropole » parce qu’il sous-entend que les DOM ont besoin d’une « mère » et qu’elle n’aime pas cette idée. Selon elle, la France est un pays, La Réunion en est un autre et les liens entre ces deux pays sont des liens politiques qui ne doivent impliquer aucun rapport de domination/soumission ou de supériorité/infériorité.

Donc, Brigitte arrive à Avignon en 1989. La date est symbolique car elle vit la découverte de cette ville, en pleine période de festival, comme une véritable révolution personnelle. C’est la fête, la liberté totale. Elle circule à vélo ou à pieds avec ses enfants, découvrant le théâtre de rue, les affiches, le « OFF » du festival. C’est un feu d’artifice. Elle a l’impression d’avoir grandi d’un seul coup. Elle demande alors une formation rémunérée, l’obtient, et fait plusieurs stages à la chambre d’agriculture. Pour améliorer ses revenus, elle accepte aussi un poste de secrétaire chez un ostéopathe les après-midis. C’est décidé : elle veut rester à Avignon, même si les ressources financières sont minces depuis que son mari, resté à La Réunion, lui a coupé les vivres. Elle propose à ses enfants de retourner chez leur père où la vie est plus facile. Ce dernier ne l’a pas suivie car il est très attaché à sa famille et ne veut pas quitter son île. Mais les enfants préfèrent rester, même si les conditions matérielles sont moins favorables. Ils choisissent la liberté et l’indépendance de leur mère. Elle divorce.

Au bout de quelques années, La Réunion lui manque pourtant et elle rentre, rencontre un homme aisé avec lequel elle vit pendant dix ans. Mais cet homme aimable, généreux dont Brigitte est admirative ne sait pas lui laisser assez d’air pour respirer. Elle se sent prisonnière dans une prison dorée. Elle organise des réceptions, vit dans le luxe et la facilité, donne l’image du bonheur, mais cela sonne creux. Pendant que sa fille passe son bac, elle-même passe son brevet professionnel en secrétariat.

Finalement, elle s’en va, quitte les quartiers chics de Saint-Denis pour se réfugier dans une petite case aux « Camélias[4] ». Après quelque temps de galère, elle retrouve son poste à la SAFER, s’engage en politique avec les communistes autour de Paul Vergès. A Saint-Denis, elle travaille comme secrétaire pour le groupe qui gère la Région, jusqu’à ce que l’« Alliance » échoue aux élections en 2010.

Très dynamique et très engagée, Brigitte est membre du COSPAR (collectif des organisations syndicales politiques et associatives de La Réunion). Elle fait partie du CEVIF (Collectif pour l’élimination des violences intrafamiliales), d’une association réunionnaise d’aide aux victimes, l’ARIV (Association Réunionnaise de Victimologie) ainsi que d’une association Ma Kase Bien n’Etre qui promeut des thérapies alternatives et des médecines douces.

Longtemps communiste, elle a rejoint le front de gauche jusqu’à ce que celui-ci éclate. Elle devient alors la première Réunionnaise à poser une affiche de Jean-Luc Mélenchon sur les murs de Saint-Denis.

Les enfants de Brigitte grandissent. Les trois partent faire leurs études en métropole et faute de pouvoir trouver un travail correspondant à leurs compétences à La Réunion, décident, à contrecœur, d’y rester. Son fils enseigne le japonais. Une de ses filles, après avoir été choisie comme mannequin pour la société Elite, obtient un master en gestion des risques environnementaux et travaille à présent pour le CAC 40. L’autre s’est installée en free-lance dans le secteur de l’immobilier.

Ses enfants lui manquent : elle retourne en métropole. Elle rêve d’ouvrir une auberge ou une maison d’hôte. Dans cet objectif, elle passe un CAP de cuisine en Provence puis enchaîne avec un CQP de cuisine en Alsace où vit une de ses filles.

Lors du premier confinement COVID, dans les Vosges, elle se promène dans la forêt et réalise qu’elle ne connaît pas les plantes locales. Si on était soudainement privé de nourriture, comment ferait-elle pour survivre ? C’est le déclic : il faut retourner à La Réunion où l’on peut se nourrir dans la nature. Elle rentre dès que le confinement est levé !

Depuis son retour, elle cumule les projets. Avec un groupe d’amis, et en relation avec le livre de Dominique Virassamy-Macé Le peuple des brèdes[5], ils mettent en place un circuit « la route des brèdes », comme on peut trouver en Alsace « la route des vins ». Les premières semences ont été effectuées au Vieux Domaine à La Ravine des Cabris. La deuxième plantation s’est faite au Tampon grâce à l’agriculteur Guibert, fan de Mike Brant, qui a remplacé ses plantations de cannes par des plantations de Bourbon pointu[6] qu’il vend au chef étoilé Ducasse. Il leur donne une parcelle. La prochaine étape est l’ouverture d’un restaurant à Bassin Plat, « La CaRiole »,où Brigitte travaillera avec Mireille, exploitante agricole, apicultrice, spécialisée dans les « gatopéï[7] »en cuisine. Ce projet lui tient à cœur et fait écho à un premier travail qu’elle avait réalisé avant son départ qui avait pour objectif de remettre au goût du jour les fruits, racines et légumes « lontan[8] » -en particulier le fruit à pain avec Franswa Tibère, tisaneur tradipraticien,projet pour lequel elle avait proposé des recettes à la télévision.

Brigitte a des passions multiples. Elle aime son île, aime les gens, est joyeuse et déterminée et se considère comme une « femm debout[9] ». Lorsque je suis allée la voir, dans sa « voie lactée » qui est le nom de l’impasse dans laquelle elle vit, ce qui lui semble « un signe », j’ai rencontré une jeune femme, Mari Sizay, qui écrit des poèmes et vient de publier un livre intitulé Voulvoul, ce qui évoque une plume légère. Le livre était entièrement fait main : un véritable petit objet d’art. Brigitte aussi écrit des poèmes. Elle a d’ailleurs publié un recueil qui a été déposé à la bibliothèque départementale. Toute la vie de Brigitte est un mouvement, une recherche de liberté, d’indépendance, de rencontres intéressantes et originales. Elle dit qu’elle a beaucoup appris dans les nombreux voyages qu’elle a faits à travers le monde et qui lui ont permis de comprendre qu’elle pouvait être bien partout. Ce besoin d’indépendance, elle l’a transmis à tous ses enfants et même, me dit-elle, à sa petite fille de dix ans qui vient de s’engager au conseil général des jeunes dans sa région.

 

Poème de Brigitte Malet, dédié à sa fille :

…//…

Emilie ma fille

Petite fille rieuse

Tu fus ensorceleuse, toujours sage

A présent du grandis tu as soif de connaitre

Mais le savoir est traitre

Sa flèche est décochée

La force de demain endigue ton chemin

Innocent bout de femme

Nul ne connait la flamme qui brûle ton chemin

Tu avances toute fraiche

Et le monde fait brèche dans ton âme d’enfant

Fais ta vie à tout prix ! De la Liberté sois fille

Mais reste encore mon enfant

Marie Malet

Propos recueillis par Brigitte Finiels. Janvier 2021

[1]Les « Yabs » sont les créoles blancs.

[2]Venu de France métropolitaine

[3]Les fonctionnaires de La Réunion bénéficient d’une prime de vie chère.

[4]Quartier populaire de Saint-Denis

[5]Editions « Jets d’encre » 2019

[6]Café haut de gamme

[7]Gâteaux locaux

[8]D’autrefois

[9]Femme debout, littéralement = femme qui ne courbe pas l’échine