De helenevernon99@gmail.com

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objet : Unorthodox

le 28/10/2020

 

Ainsi nous voilà faits comme des rats : plus d’avion pour aller en France, plus d’avion pour aller de France à Madagascar. La prison est vaste, il n’empêche que c’est une prison. Que faire si tu avais besoin de moi, si tu avais un problème de santé, si tu avais un accident ? On dit que lorsqu’on est atteint du Covid, on étouffe mais moi, c’est cette perspective qui m’empêche de respirer.

 

J’ai rêvé de bateau cette nuit, pas d’un yacht mais une simple barque avec des avirons : j’étais dans un port sur la côte et je quittais Madagascar, deux hommes pagayaient devant moi ; je ne pouvais voir d’eux que leur nuque et leurs larges épaules. J’avais peur, je les suppliais d’aller plus vite, je voulais pagayer aussi mais il n’y avait que deux paires de rames. La nuit nous enveloppa et ne fut perceptible que le bruit de l’eau. C’est une lumière dans le lointain- était-ce un bateau, un phare, un feu sur un île ? – qui me réveilla avant de savoir si j’avais ou non réussi mon évasion. Cette lumière, je me suis aperçue que c’était celle qui s’infiltrait au travers d’une fente dans les volets et malicieusement était venue se poser sur ma paupière gauche.

 

 

Ce rêve me renvoie à une mini-série que j’ai regardée sur Netflix et que je te conseille vivement : « Unorthodox » : l’histoire d’une jeune femme qui veut s’évader, non pas de son pays, mais de sa communauté, les juifs ultra-orthodoxes de New York. C’est passionnant, extrêmement instructif, remarquablement interprété. Et pour nous deux qui avons vécu à Montréal dans le quartier d’Outremont où nous côtoyions cette communauté quotidiennement c’est encore plus intéressant. Souviens-toi de toutes les questions que nous nous étions posées à cette époque-là et qui étaient restées sans réponse. Tout nous étonnait, nous attristait ou nous scandalisait. Je me souviens de la tenue des femmes : un tailleur comportant une jupe droite qui tombait en dessous du genou, une veste à manches longues quelle que soit la saison, d’épais collants beiges, une perruque châtain clair dont la coupe à la Jeanne d’arc ne variait pas et, la plupart du temps, posé par-dessus, un petit chapeau semblable à ceux que portaient les hôtesses d’Air France dans les années 60. Nous les croisions dans les rues de notre quartier ou dans les transports en commun jamais accompagnées d’un homme. Quelquefois elles étaient à la tête d’un troupeau d’enfants dociles, que des filles ou que des garçons quel que soit l’âge car il ne fallait surtout pas qu’ils se mélangent. Les hommes en chapeau noir et long manteau de la même couleur n’avait guère une apparence plus gaie que les femmes. Au début de notre installation à Outremont, je les comparais un peu aux Amish dont le maître mot est « modestie » mais très vite, j’avais compris qu’il n’en était rien. Modestie pour les femmes peut-être, mais les hommes n’avaient rien de modeste sinon leur triste habit couleur corbeau : ils conduisaient de belles voitures (à l’intérieur desquelles je n’ai jamais vu une femme), avaient le dernier portable vissé à l’oreille, fréquentaient assidument les banques. De quoi vivaient-ils ? Mystère… Nous avions imaginé qu’ils fabriquaient des chapeaux et des perruques, des manteaux noirs et des collants très épais mais cela suffisait-il à leur assurer le confortable train de vie qu’ils semblaient mener car, pour la plupart, ils habitaient de jolies villas ? J’en doutais.

Te souviens-tu des samedis quand nous voyions passer les hommes avec leurs invraisemblables chapeaux qui nous évoquaient invariablement des nids douillets ? Nous riions à l’idée que si l’un de ces hommes s’immobilisait un certain temps, un oiseau viendrait certainement s’y reposer ! J’ai appris depuis que ces schtreimels étaient faits de véritables visons. Pauvres bêtes, surtout pour un aussi ridicule résultat…

Te souviens-tu aussi du gamin âgé de 10 ans environ, que nous voyions faire du trampoline de notre fenêtre ? Nous étions fascinées car il était extrêmement doué et réalisait de magnifiques sauts mais chaque fois qu’il s’élançait pour faire une cabriole il tenait fermement de sa main gauche sa kippa vissée sur son crâne. Néanmoins il arriva à deux ou trois reprises que la kippa tombe. Il la ramassait alors prestement et la remettait en place tout aussi prestement. Sans doute craignait-il que Yahvé ne le foudroie pour avoir osé, seul dans son jardin, s’exhiber tête nue.

Mais ce qui m’avait frappé plus que tout c’est que nous n’existions pas à leurs yeux : je n’ai jamais surpris durant l’année que nous avons passée là-bas, un seul regard de curiosité à notre égard, de leur part, homme ou femme. Nous étions invisibles. Même les enfants ne nous regardaient pas. Je n’osais imaginer de quelle manière s’exerçait le lavage de cerveau pour parvenir à ce résultat.

Unorthodox répond à une partie des questions que nous nous posions et nous donne de multiples détails sur le fonctionnement de cette communauté si particulière. L’héroïne est vraiment attachante et son histoire est largement inspirée de la vie d’une jeune femme nommée Déborah Feldman. N’oublie pas de regarder aussi le making off ; il complète la série.

 

Hier soir j’ai appris que vous étiez reconfinés en France : quelle tristesse d’avoir ton âge et d’être condamnée à tout cela : les études par visio conférences, la réclusion, la peur de la maladie, l’impossibilité de voyager.

 

Je t’embrasse ; on s’appelle tout à l’heure.

Par Hélène VERNON 
Illustrations de Marie-Charlotte Hahn

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